Le lundi 10 mars 2025, nous, classes préparatoires aux grandes écoles du lycée Gerville Reache, CPGE A/L 1 puis 2, avons eu l’opportunité d’accueillir au sein de notre établissement, de rencontrer et d’échanger pendant quatre heures au total, deux heures pour les étudiants de première année puis deux également pour ceux de deuxième année, avec l’historien Gilles Manceron. Cet échange avec un historien, spécialiste de l’idéologie coloniale française, reconnu pour ses travaux sur l’histoire contemporaine, s’inscrit dans le cadre d’un travail en cours d’histoire sur plusieurs mois portant sur le thème de l’Algérie et la France, de la colonisation de l’Algérie en 1830 à son indépendance en 1962 après la guerre d’Algérie. Ce thème nous a permis d’aborder ce même sujet de la colonisation française dans d’autres territoires, notamment aux Antilles, et plus particulièrement ici, en Guadeloupe. Au cours de ce travail et de ces enseignements, le professeur d’histoire de la CPGE AL, M. Delâtre, a d’ailleurs eu l’occasion d’employer l’ouvrage Marianne et les colonies (2003), un ouvrage de référence de Gilles Manceron. C’est donc enchantés que nous avons pu rencontrer cet historien qui ne nous était pas complètement inconnu afin de poursuivre et approfondir notre travail.

L’historien Gilles Manceron devant les étudiant.e.s de la classe d’hypokhâgne
L’échange a commencé par une intervention d’une des étudiantes de la classe, Gillian Lucol, lauréate du prix de l’éloquence Félix Éboué en 2024, qui a présenté notre invité à l’ensemble de la classe afin d’établir un premier contact entre nous, étudiants, et l’historien, en visite de quatre jours sur notre île. Gillian nous l’a présenté comme enseignant chercheur en histoire, spécialiste de l’idéologie coloniale française et auteur, notamment des livres : D’une rive à l’autre, avec Hassan Remaoun (1996) ou La Colonisation, la Loi et l’Histoire, avec Claude Liauzu (2006).
Dans un premier temps a eu lieu une sorte de conférence plutôt conviviale avec l’historien au cours de laquelle celui-ci a pu nous parler de différents sujets. Nous en avons appris davantage quant aux notions essentielles de la démocratie que sont le droit international et l’état de droit. De plus, il a témoigné en tant qu’historien de la difficulté d’accès aux archives permettant d’écrire l’histoire coloniale. Les archives en effet peuvent s’avérer être des morceaux gênants de l’histoire pour le pouvoir et/ou la société. Face à cette difficulté un regroupement de juristes, historiens et archivistes, a déposé entre 2019 et 2021 un recours au Conseil d’État pour un accès plus facile aux archives publiques. Ce recours a été un recours gagnant.
Gilles Manceron nous a également mis en garde quant au caractère malléable du droit : celui-ci peut être mal employé, à de mauvaises fins. Des mesures attentatoires au droit peuvent être légitimées par certains juristes par exemple. « On peut tordre le droit pour habiller de droit une dictature » dit-il. Il en a profité pour nous parler du célèbre avocat maître Henri Leclerc, disparu en août 2024, qui est venu plaider plusieurs fois en Guadeloupe. Membre de la Ligue des droits de l’homme, il en fut le président de 1995 à 2000 puis le président d’honneur de 2000 à 2024. Entre janvier et mars 1968 à la tête d’un collectif d’avocats constitué notamment du Guadeloupéen Fred Hermantin, il avait défendu devant la cour de sureté de l’État et en présence de Jean-Paul Sartre et d’Aimé Césaire les « dix-huit patriotes » inculpés après les événements de mai 1967 à Pointe-à-Pitre, obtenant l’acquittement pour treize d’entre eux et des peines avec sursis pour les cinq autres. Gaston Gerville Réache, dont notre lycée porte le nom, était d’ailleurs lui-même avocat et a été lui aussi membre de la Ligue des Droits de l’Homme à ses débuts, tout comme Gilles Manceron l’est aujourd’hui. L’historien spécialiste de l’idéologie coloniale française a également tenu à nous rappeler que la colonisation n’est pas simplement une barbarie soudaine dans une hypothétique situation pré coloniale de paradis perdu. En effet, chaque peuple fonde une société avec des valeurs qui ne sont pas forcément bonnes. C’est alors également une erreur de croire qu’il n’y avait rien avant la colonisation d’un territoire. Une dernière notion abordée est celle du refus de la « Françafrique ». Il y a effectivement dans certains pays africains, anciennes colonies françaises, la volonté de rejeter tout ce qui vient de la France. Malgré la décolonisation et à sa suite, la France a gardé une influence et une forme de pression sur les pouvoirs en place dans ces pays. Cependant, il est important selon Gilles Manceron de considérer l’histoire coloniale de tout pays ainsi que son histoire interne de manière nuancée. Durant la période de la colonisation, la France a connu des évolutions positives simultanément à d’autres aspects négatifs, de même l’histoire interne des pays colonisés est une histoire d’une richesse qui a été tue. Il faut donc faire attention à ne pas porter des jugements trop simplistes car il existe une complexité des questions coloniales et post-coloniales.
Au cours de cette première partie d’une heure, l’historien nous a enrichi de son regard critique et de son expertise sur ces nombreux sujets.

La classe d’hypokhâgne très attentive…
Notre rencontre s’est poursuivie, après une pause, par un moment d’échanges très interactif où chacun d’entre nous a eu l’occasion de poser des questions concernant la colonisation ou d’autres thèmes abordés au cours de la première partie.
On peut retenir de ces échanges enrichissants de nombreuses choses. Premièrement, les promesses politiques coloniales sont souvent oubliées par ceux qui les ont faites, tant dans le cas de l’Algérie que dans celui des Antilles. De plus, concernant les actes français de la colonisation, tous doivent être reconnus même ceux qui n’arrangent pas par rapport à la vision de telle ou telle chose. L’objectif est d’atteindre une histoire précise et la plus objective possible. Il est vrai néanmoins qu’il est compliqué de reconnaître ses crimes, tant à l’échelle de l’individu que de l’État. « Un État grandit en reconnaissant les pages sombres de son passé », disait la France à la Turquie. Si ceci est vrai pour la Turquie, ça l’est aussi pour la France. Reconnaître les actions de la colonisation passe aussi par la transmission. L’enjeu de la connaissance est un enjeu majeur, enseigner l’histoire coloniale en France comme en Algérie est essentiel afin de perpétuer la mémoire. C’est suivant cet enjeu essentiel que la problématique des programmes des cours d’histoire a été évoquée. Ces programmes ont écarté et occulté les événements de la colonisation française en Algérie et particulièrement ceux de la guerre d’indépendance algérienne. Finalement, le ministère a ajouté cette part de l’histoire aux programmes et manuels. Gilles Manceron, ayant enseigné au lycée, explique qu’avant même l’ajout au programme de ces événements, il les évoquait déjà en cours. C’était cependant essentiellement dans l’histoire universitaire qu’étaient enseignées la colonisation et la décolonisation.
Des questions également très actuelles concernant les relations entre l’Algérie et la France ont été posées notamment au sujet de la non-neutralité de la France quant au conflit entre Algérie et Maroc par rapport à la revendication du Sahara occidental. L’historien a abordé les tensions qui se sont ravivées suite à la prise de parole du président français ayant changé de politique passant de la neutralité, position de l’ONU, à un soutien au Maroc. Une décision bien peu démocratique qu’il juge responsable de la détérioration des relations avec l’Algérie, qui a toujours soutenu depuis 1962 le Front Polisario, mouvement indépendantiste du Sahara occidental, en rêvant sans doute à un accès à l’Atlantique. Quant à la question plus générale des relations entre la France et l’Afrique, l’historien estime que l’abolition de la « Françafrique » est légitime, néanmoins, il pense que de nouvelles relations pourraient être instaurées entre la France et les pays d’Afrique afin de permettre un échange. Il faut être capable de repérer et d’apprécier ce qui est intéressant dans le pays de l’autre.
Notre échange très enrichissant s’est conclu et nous avons pu immortaliser ce moment par une photo de groupe avec l’historien. Nous n’avons pas été déçu de cette rencontre et avons pu grâce à notre invité en apprendre tant sur des sujets suivant sa spécialité, l’idéologie coloniale française, mais pas uniquement. La diversité de sujets abordés retranscrit la multiplicité de domaines auxquels s’intéresse l’historien mais également sa culture dans tous ces domaines. Pour nous, c’est très inspirant puisque cela montre qu’il est possible de toucher à différents sujets et matières malgré une spécialisation précise. Dans le cadre de la prépa littéraire, nous travaillons en effet diverses matières ce qui nous permet de nous bâtir une grande culture générale, en attente d’une spécialisation qui commence d’ailleurs dès l’année prochaine, pour nous, étudiants de première année.
Article rédigé par Fabius Emma, CPGE AL 1ère année
